Mali. L’art des griots de Kéla, 1978-2019
Dossier préparé par Madeleine Leclair et Vincent Zanetti
Sortie en format CD le 11 décembre 2020, et en format disque vinyle 33t le 19 février 2021.
À une centaine de kilomètres au sud-ouest de Bamako, sur la rive gauche du fleuve Niger, le village malien de Kéla est connu pour abriter une importante communauté de griots (jeliw) appartenant pour la plupart à la famille Diabaté. Leur maîtrise de la jeliya — la tradition des griots mandenka — est reconnue dans toute l’Afrique de l’Ouest et de nombreux griots viennent de partout pour y séjourner, parfois plusieurs années, dans l’espoir de s’en imprégner. Les trois premiers enregistrements réunis dans cet album ont été réalisés en 2019 par le musicien suisse Vincent Zanetti, avec la bénédiction des dignitaires du village, et les trois derniers en 1978 par l’entomologiste français Bernard Mondet.
1. Les griots
La zone aujourd’hui partagée entre la Haute-Guinée et la région de Koulikoro au Mali est appelée Mandé (Manden dans la graphie mandingue). C’est de là que sont originaires les Mandenka (dans la langue locale : «gens du Mandé», souvent appelés Malinkés dans l’ethnographie française), d’où proviennent les plus célèbres et fameux lignages de griot-es.
Le terme «griot» est apparu au XVIIe siècle dans des récits de voyageurs ayant parcouru diverses régions d'Afrique de l'Ouest. «Griot» servait à désigner une classe d'artisans de la musique et de la parole dans certaines sociétés africaines. Ce mot, entrée dans la langue française, est devenu un terme générique qui traduit plusieurs termes existant dans des langues parlées en Afrique de l’Ouest : iggio en arabe ; gewel en wolof ; gawlo en peul ; jeli (jeliw au pluriel) en mandenka, kassonke et bamana ; jaare en soninké.
2. Les griots du Mandé
Chez les Mandenka, l’art des griots, qui peuvent être des hommes mais aussi des femmes (des «griotes»), se transmet de manière héréditaire, au sein de grandes familles ou lignages.
Médiateur privilégié de la société mandenka, le griot est censé maîtriser la force vitale (nyama) mais potentiellement dangereuse contenue dans la parole, considérée comme une matière vivante. Par ailleurs, dans un environnement de culture orale où l’identité d’un individu est liée à celle de ses aïeux, il doit être capable de remonter les généalogies de chaque famille jusqu’à son ancêtre mythique. Sa compétence relève donc tant de la mémoire que de la maîtrise du verbe.
Les griots bénéficiaient autrefois d'un généreux patronage royal et, à partir des indépendances des pays d’Afrique de l’Ouest, ont souvent été les figures principales des orchestres nationaux de leur pays, notamment au Sénégal, en Gambie, en Guinée et au Mali.
3. Retour à Kéla
Parmi les archives sonores d’Afrique de l’Ouest que Bernard Mondet a données au MEG en 2018, se trouvent trois bandes magnétiques enregistrées à Kéla en avril 1978.
En 2019, Vincent Zanetti retourne à Kéla emportant avec lui les musiques enregistrées quarante ans plus tôt, plus quelques photos prises à la même époque. Étant lui-même musicien multi-instrumentiste, formé à l’école de quelques-uns des plus fameux maîtres percussionnistes d’Afrique de l’Ouest, et familier des griots de ce village, sa rencontre avec les musiciens-es enregistrés-es en 1978 et leurs enfants et petits-enfants se fait sous les meilleurs auspices. Non seulement les bandes anciennes reviennent sur les lieux de leur enregistrement, mais l’écoute partagée de ces archives sonores permet de les documenter, et notamment de préciser le nom complet des interprètes. Pour les griots et les griotes de Kéla, cette découverte est aussi l’occasion d’évoquer certains éléments clés du leur univers et d’interpréter quelques pièces des grands répertoires traditionnels hérités.
Les musiques, les photos et les données présentées dans le disque Mali. L’art des griots de Kéla, 1978-2019 ont été choisies parmi ces précieux documents.
4. La genèse de l’album Mali. L’art des griots de Kéla, 1978-2019
«En février 2006, dans l’élan d’un projet artistique, la danseuse Anne-France Brunet et moi avons le privilège de participer à la création d’un centre culturel dans la ville de Siby, au coeur du Mandé malien. Depuis longtemps, j’ai l’habitude de mettre mes projets africains sous la protection des instances traditionnelles locales. Pour cette nouvelle étape de ma vie africaine, je me tourne donc naturellement d’abord vers la vénérable confrérie des chasseurs traditionnels, les donsow, garants des valeurs identitaires les plus anciennes du Mandé. Mais en même temps, pour l’inauguration du centre, je fais appel aux griots de Kéla, village situé à environ une heure et demie de route. Eux sont les maîtres reconnus d’une des versions de référence de la kuma koroba, la fameuse épopée du Mali. C’est le début d’une relation privilégiée au long cours.
Pendant les années qui suivent, je me retrouve de plus en plus impliqué dans la valorisation de la culture traditionnelle et je donne plus d’une quinzaine des concerts dans les villages du Mandé. Parmi les musiciens qui m’accompagnent, le joueur de jeli koni Mahamadou Diabaté me raconte un jour comment, dans son enfance, il a été le factotum de son oncle, le fameux griot Kela Bala, connu en son temps dans tout le Mali autant pour ses qualités de marabout, d’herboriste et de tradithérapeute que pour son impressionnante maîtrise de la parole.
Quelques années plus tard, lorsque dans le cadre d’un diplôme d’herboriste, Anne-France entreprend des recherches sur les plantes médicinales du Mandé et s’intéresse précisément à cette part encore jamais étudiée de l’héritage de Kela Bala, c’est tout naturellement que Mahamadou nous introduit auprès de sa famille à Kéla. Entretemps, j’ai moi-même été initié à la donsoya et c’est bien en tant que donso et donso muso — chasseur initié et femme de chasseur — que nous nous retrouvons accueillis par les doyens de la famille des Diabaté, dont plusieurs sont également membres de la confrérie.
C’est quelques mois seulement après notre retour de ce premier séjour à Kéla que Madeleine Leclair, la directrice des AIMP, me demande d’écrire le livret d’un album dédié aux enregistrements que l’entomologiste Bernard Mondet a réalisés à Bouaké, en Côte d’Ivoire, dans les années 70. Au milieu des bandes magnétiques, il y en a deux qui détonnent. Et pour cause : ces enregistrements-là ont été faits à Kéla. Les voix qu’on y entend sont celles des parents de mes proches. Dans le Mandé, on ne croit pas au hasard…» (V. Zanetti)
5. Paroles de griots
Pour rendre justice au point de vue des jeliw (griots), nous avons choisi de présenter dans le livret accompagnant le disque Mali. Les griots de Kéla, 1978-2019 des extrait d’entretiens réalisés avec plusieurs d’entre eux à Kéla. Les témoignages de deux personnages essentiels y sont reproduits : Jétennémadi Diabaté, chef des griots (jeli kuntigi) de Kéla et Seydou Diabaté, maître de la parole (kuma tigi), seul habilité à déclamer l’épopée du Mandé (kuma koroba, «les paroles anciennes») dans sa totalité et dans son cadre rituel exclusif. Leurs propos rentrent en résonance avec les explications données par deux autres informateurs privilégiés : Amara et Ibrahima Diabaté, qui sont les fils de Mademba «Racine» Diabaté, un guitariste qu’on entend dans un enregistrement de 1978 publié sur le disque.
L’un des entretiens menés avec Amara Diabaté est ici restitué dans son intégralité.
«Moi, je viens de Kéla. Mon grand-père était le chef des griots de Kéla. Parmi les centres de rayonnement de la culture africaine, transmise oralement de père en fils sur plusieurs générations, vraiment, Kéla est un village très important.
Kéla est divisé en deux communautés : les griots et les haïdara, qu’ici on appelle aussi les marabouts.
Moi, je viens de Kéla. Quand tu quittes Kéla, tu peux aller à Kita, puis à Nyagassola, qui est une porte d’entrée en Guinée. Au-delà de Nyagassola, tu pénètres dans les profondeurs de la Guinée, là où il y a des griots de la famille Koné.
Moi, je suis très fier d’être un jeli de Kéla. Parce que la jeliya, c’est très important dans notre société. Chez nous, dans le Mandé profond, le rôle d’un griot est celui du médiateur. Il est le soubassement même du Mandé. Je ne dis pas ça pour nous jeter des fleurs, mais parce que les griots interviennent dans beaucoup de choses. Par exemple, deux vrais amis ne peuvent pas se quereller devant un griot sans que celui-ci intervienne. Pareil pour les époux, la femme et son mari : s’ils ont un problème, il faut les faire revenir à la raison. C’est l’un des rôles de la jeliya.
Dans les dictionnaires, on dit des griots qu’ils bavardent trop. Je ne suis pas d’accord avec ça. Le jeli, c’est quelqu’un qui intervient dans le bon sens, qui fait revenir les gens à la raison.
Même un roi qui n’a pas un vrai griot ne peut pas gouverner. Le griot est à la fois un conseiller et le détenteur de la mémoire des faits historiques.
À Kurukanfuga, en 1236, on a dit que les griots ne devaient pas cultiver la terre, ni faire du commerce, mais se dédier complètement à l’unité, à la cohésion de la société mandenka. C’est eux qui doivent intervenir s’il y a un problème.
Aujourd’hui, l’art de la parole se transmet toujours, mais plus tout à fait comme avant. Souvent qu’aujourd’hui, des griots ne pensent qu’à gagner de l’argent, alors qu’en fait ça devrait être secondaire. Le griot doit faire son travail, accomplir son vrai rôle même si on ne le rétribue pas financièrement. Certes, on peut récompenser un griot et lui donner des cadeaux, mais ça n’est pas à ça qu’il faut penser. Il faut privilégier les valeurs et se concentrer sur l’essence de notre métier.
Aujourd’hui, les maîtres de la parole sont encore là, ils vivent bien, ils maîtrisent leur métier. Mon père, «Racine» Mademba Diabaté, a été le premier guitariste du Mandé. Son père à lui, Bintou Fama Diabaté, était un vrai maître de la parole. Les griots venaient de tous les autres centres de transmission de la culture pour apprendre la parole auprès de mon grand-père. Kele Monzon Diabaté, par exemple, est venu de Kita et a passé sept ans avec mon grand-père. Quand mon père a été élève à l’école coranique, il rentrait à la maison le plus vite possible, pour pouvoir entendre la parole de Bintou Fama. Il aimait tellement ce que son papa faisait…
Mais aujourd’hui, on est confronté à un problème d’exode des ressources. L’attrait de la capitale est tel que quand tu es au coeur du Mandé, si tu as besoin d’un bon balafoniste, il faut aller jusqu’à Bamako ou à Siguiri pour trouver un professionnel. Si j’ai besoin d’un bon guitariste pour m’accompagner et que je suis à Kéla ou à Siby, il faut obligatoirement que j’aille le chercher à Bamako. C’est ça que je crains le plus. En réalité, les instrumentistes traditionnels les plus virtuoses sont tous établis à Bamako. Leur préoccupation principale, c’est de gagner beaucoup d’argent. Pendant ce temps, la source se tarit. Quand je rentre à Kéla aujourd’hui, tous les jeunes instrumentistes sont à Bamako. Même si l’image qu’on montre à l’extérieur n’est pas fausse et que la tradition se perpétue réellement, je sais qu’il y a un vrai problème. Nos enfants commencent très tôt l’apprentissage de la musique, mais dès qu’un des nôtres maîtrise un peu son instrument, il va à Bamako et n’a même plus le temps de continuer à apprendre auprès d’un autre musicien. On ne peut pas leur en vouloir ! Il faut bien trouver de quoi manger. Mais le plus important, c’est de vivre bien, d’être heureux. Je ne sais pas comment faire pour amener mes frères à y réfléchir et revenir à la source. Dans vingt ans, dans quinze ans même, on aura beaucoup de problèmes.
Une solution pourrait être de bâtir un centre culturel. L’état malien, le ministère de la culture devraient lutter pour ça, pour mettre les traditions en valeur dans leur propre contexte. Mais malheureusement, ça n’est pas le cas.
Aujourd’hui, les griots n’ont plus le même pouvoir qu’ils avaient autrefois. Tout est politisé, les hommes politiques viennent imposer les choses. Un politicien peut m’imposer à moi, griot, de dire quelque chose qui n’est pas vrai, pour son profit. Il me propose de l’argent et profite de la jeliya et de la force de ma parole pour me demander de dire quelque chose qui n’est pas vrai.
En 2010, le Président de la république, Amadou Toumani Touré, a organisé une grande célébration de la charte de Kurukan Fuga. C’était une très bonne idée parce que tous les vrais Mandenka y pensaient depuis 1236. Toute la diaspora comme ceux qui se trouvent dans le Mandé profond, tout le monde était content. Mais le problème, c’est que le temps était trop court, les jeliw ont eu trop peu de temps pour s’exprimer, et le vrai sens même de la charte de Kurukan Fuga, les valeurs que nous transmettons en tant que jeliw détenteurs de la tradition, n’ont pas été bien mises en valeur.»
6. Le studio d’enregistrement
Réalisées à plus de quarante ans d’écart, en 1978 et 2019, les deux sessions d’enregistrements présentées dans le disque Mali. L’art des griots de Kéla, 1978-2019 se sont déroulées dans le même décor : la case de Yamudu Diabaté, artiste, donso (membre de la confrérie des chasseurs) et jeli fameux décédé en 1997.
7. Les musiciens et musiciennes
Les enregistrements du disque Mali. L’art des griots de Kéla, 1978-2019 rassemblent trois générations successives d’interprètes et constituent de ce fait, aux yeux mêmes des dignitaires de cette communauté, un témoignage unique en son genre.
Le répertoire abordé présente un panorama varié de l’art des jeliw : la devise musicale (faasa) d’un héros de l’épopée du Mandé (plage 2), un chant de louange à un parrain protecteur important (plage 4), une pièce de divertissement au caractère plus poétique et profane (plage 1) et plusieurs pièces empruntées au patrimoine de la confrérie des chasseurs du Mandé (plages 3, 5 et 6), mais interprétées selon les codes et l’esthétique de la tradition des griots mandenka.
Une vingtaine de musiciens et musiciennes ont participé au disque.
Guitares et luths
Ainsi que :
Adama «Super» Diabaté (guitare),
Bakari «Espagnol» Diabaté (guitare),
Karunga Fiman Diabaté (luth koni),
Fatma Jemoussa Diabaté (luth koni).
Voix
Ainsi que :
Jétenné Diabaté (voix soliste),
Karia Fanta Diabaté (choeur et racleur karinian),
Jeminian Diabaté (choeur et racleur karinian),
Kajatu Diawara (voix soliste),
Mory Muso Diabaté (voix soliste),
Jeli Kankumadi Diabaté (voix parlée).
8. Pour en savoir plus
Retrouver le jeune Fama Diabaté en concert en Suisse avec Kala Jula et le Gangbé Brass Band
«3 octobre 2019, Théâtre du Crochetan, Monthey : autour de la voix du jeune griot malien Fama Diabaté (14 ans), le guitariste malien Samba Diabaté et le multi-instrumentiste valaisan Vincent Zanetti réinventent leur ensemble Kala Jula. Pour cette transformation, ils s’entourent d’une des plus formidables fanfares d’Afrique sub-saharienne, le légendaire Gangbé Brass Band. Entre jazz et traditions musicales du Mali et du Bénin, portés par un public chaleureux et ravi, les artistes jettent des ponts jubilatoires entre les cultures créoles d’Afrique, des Antilles et de la Nouvelle-Orléans» (extrait du communiqué de presse).
MALI. L’art des griots de Kéla, 1978-2019
Enregistrements de Bernard Mondet (1978) et Vincent Zanetti (2019).
Edition : Musée d’ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
MEG-AIMP119
© et ℗ 2021 MEG-AIMP
Disponible sur SoundCloud
À une centaine de kilomètres au sud-ouest de Bamako, sur la rive gauche du fleuve Niger, le village malien de Kéla est connu pour abriter une importante communauté de musiciens griots (jeliw) appartenant pour la plupart à la famille Diabaté. Leur art est reconnu dans toute l’Afrique de l’Ouest et de nombreux griots viennent de partout pour y séjourner, parfois plusieurs années, dans l’espoir de s’en imprégner. Les six pièces pour voix accompagnée à la guitare ou aux luths traditionnels koni ont été enregistrées en 1978 (plages 3 à 6) et en 2019 (plages 1 à 3), dans la même case traditionnelle qui sert toujours de «studio». Le livret accompagnant le CD restitue les témoignages de plusieurs musiciens importants, qui évoquent quelques éléments clés de leur univers.
Baala kononi fin, «Le petit oiseau noir du fleuve» (extrait plage 3)
Plages
01 | Sanuge Jimba (5’27) |
02 | Kulanjan, «Le grand aigle» (9’30) |
03 | Baala kononi fin, «Le petit oiseau noir du fleuve» (7’12) |
04 | Deniya, «L’enfance» (5’34) |
05 | Jata (7’06) |
06 | Sanaba Musa (9’17) |
Durée totale : 44’06