Le Mingei à Genève
Une collection systématique de céramique populaire japonaise
Damien Kunik
Riche de 143 pièces, la collection de céramique populaire japonaise doit sa présence au MEG à l’immense effort de collecte, mené pendant plusieurs décennies sur quatre continents, par le céramologue Horace van Berchem (1904-1982). Le fonds japonais initial, intégré en 1955, est enrichi au début des années 1960 par Claude Albana Presset (née en 1934), à la suite de son long séjour de recherche dans l’archipel. Petit sous-ensemble dans la collection de 3000 poteries réunies sous l’égide d’H. van Berchem pour le bénéfice du MEG, la série de pièces nippones mérite ici une attention particulière. Celle-ci traduit les critères d’appréciation d’une forme de culture matérielle des sociétés humaines qui a tant influencé l’histoire de l’ethnologie du Japon que celle de l’histoire de l’art internationale. Dans sa composition, elle permet de découvrir globalement l’étendue des styles et techniques de la céramique japonaise d’usage commun, mais également d’éclairer l’approche scientifique qui a dirigé les travaux d’un ancien collaborateur marquant du musée.
Horace van Berchem et Claude Albana Presset
Horace van Berchem (1904-1982) est actif au MEG des années 1950 aux années 1970. Si la collection mondiale de céramique populaire du MEG porte volontiers le nom de ce personnage, le gigantesque travail d’acquisition est en vérité le fruit d’un effort collaboratif dont Horace van Berchem est l’initiateur et, bien souvent, le seul et unique mécène. Les sources de financement de ce dernier, tant pour l’enrichissement du fonds que pour ses déplacements et voyages de recherche, sont en effet personnelles. En contrepartie de cet investissement, le céramologue bénéficie d’un poste surprenant au sein de l’institution. Il est nommé conservateur bénévole en charge du Département des céramiques du musée. Le département dont il a la charge dispose également d’une galerie consacrée à la céramique dans l’ancien bâtiment du MEG au boulevard Carl-Vogt. Aujourd’hui éclatée par régions géographiques, la collection de céramique populaire, et l’important fonds de photographies et d’archives qui la complète, a quelque peu perdu de sa cohérence historique sans pour autant perdre de sa valeur esthétique, scientifique et anthropologique. Une publication permet aujourd’hui encore d’apprécier l’ampleur du travail scientifique mené par cet ancien collaborateur et de redessiner les contours de la collection originelle (van Berchem 1968).
Claude Albana Presset (née en 1934), filleule d’Horace van Berchem, est pour sa part céramiste, formée à l’Ecole des Arts Décoratifs de Genève où elle enseignera ensuite de 1968 à 1999. Pour le compte du MEG, elle mène une étude des objets qui constituent la collection initiée par son parrain et effectue plusieurs voyages en France, au Japon, en Inde, en Algérie, en Corée, en Thaïlande, en Chine et en Australie qui faciliteront l’enrichissement du fonds. Citons en particulier ici son séjour d’étude au Japon, effectué en 1960, dans l’atelier d’Arakawa Takeo , sous la direction du Prof. Koyama Fujio. Ce long voyage, d’où nous viennent quelques-unes des pièces les plus prestigieuses du fonds céramique japonais, a également donné lieu à la publication d’un journal (Presset 2018).
Histoire du fonds céramique populaire japonais du MEG
La collection de céramique populaire japonaise nait en deux temps. Le premier est caractérisé par une mode d’acquisition particulièrement rare, celui d’un échange entre le Musée d’ethnographie de Genève et le ministère des Affaires étrangères japonais. Sur plus de 14'000 pièces aujourd’hui conservées par le département Asie, les inventaires ne recensent que trois échanges. Le premier, anecdotique, concerne un masque de théâtre thaïlandais. Le second échange est celui qui nous intéresse. Le MEG réunit, sous la direction d’H. van Berchem, 75 pièces de céramique populaire de la région genevoise dite «de Colovrex», pour l’essentiel produites par l’atelier Knecht à Chambésy, et les adresse au Japon. La même année, le Japon adresse au MEG un nombre identique de pièces représentant un éventail systématique des styles et des techniques de l’archipel nippon. Le troisième échange se fera toujours sous la direction d’H. van Berchem et selon des modalités similaires, mais avec comme partenaire institutionnel le Musée de la Cité interdite de Pékin cette fois-ci. À l’issue de l’échange helvético-japonais, le Musée d’ethnographie de Genève organise à la fin de l’année 1955 une exposition intitulée «Céramique rustique japonaise et genevoise».
La collection japonaise croit ensuite avec le voyage au Japon de Claude Presset en 1960-1961, durant lequel celle-ci acquiert 68 pièces. Ces pièces, intégrées en 1961, permettent aussi de donner une couleur scientifique plus intéressante au lot initial, puisque cette collaboratrice du MEG travaillera dès lors à illustrer, par son savoir de terrain, la nature des céramiques japonaises réunies en deux temps au MEG. À ce titre, son journal de voyage illustre dans le détail un moment important de l’histoire de l’artisanat japonais. Parmi les céramiques acquises en 1960, on retrouve notamment quelques artefacts aujourd’hui devenus célèbres. C’est le cas par exemple des pièces achetées à l’atelier du potier Hamada Shôji (1894-1978), situé à Mashiko (département de Tochigi). Hamada, membre fondateur du mouvement Mingei dont il sera question ensuite, obtient en 1955 du ministère de la Culture japonais le titre de «trésor national vivant».
Céramique populaire contre céramique somptuaire
Lorsqu’Horace van Berchem projette dans les années 1950 de constituer au MEG une collection mondiale de céramique populaire, l’entreprise est à peu près sans précédent à l’échelle internationale. Dans son petit ouvrage de 1968, le céramologue souligne son intérêt pour une poterie qu’il qualifie de «populaire et traditionnelle» (van Berchem 1968 : 3). Ce sont ces deux termes qui doivent retenir notre attention. À l’opposé des collections de céramique somptuaire, faïence et porcelaine, qui font l’objet de nombreuses expositions prestigieuses, l’auteur relève le désintérêt pour la poterie de «terre commune» (ibid.) de la part des musées et des collectionneurs. Il évoque inversement son intérêt pour des techniques qui du «Néolithique jusqu’à nos jours [présentent] un tableau d’une frappante continuité.» (id. : 6). Il ajoute à ceci que cet «art, le plus souvent parfaitement naturel, dont l’émouvante beauté, ignorant les courants passagers de la mode et rendue par-là, peut-on dire, permanente, mériterait toute notre faveur.» (ibid.). À ces considérations sensibles, l’auteur reconnait néanmoins la difficulté à établir une typologie systématique de la céramique populaire et traditionnelle, mais insiste sur la nécessité de constituer à Genève une telle collection de pièces ordinaires, par nature hétéroclite. En somme, le projet d’une collection universelle de poterie populaire traditionnelle au MEG est donc tout aussi ambitieux qu’empirique.
S’il est vrai que des collections régionales et nationales de céramique populaire similaires à celles qu’apprécie H. van Berchem existent ça et là dans le monde, ce qu’il reconnait lui-même, un tel échantillonnage à l’échelle globale reste d’une grande rareté. L'absence de telles collections s'explique certainement par la difficulté à trouver des dénominateurs communs entre les traits «populaires et traditionnels» dans la variété culturelle des sociétés humaines. La collection van Berchem présente donc une poterie utilitaire dans tel pays, religieuse dans tel autre, grossière ou techniquement complexe selon les régions étudiées et mélange les fonctions, les types de savoir-faire et les chaines de production, coopératives ou individuelles. Ce sont enfin bien souvent les opportunités qui servent aussi à enrichir les collections du MEG.
Entre ethnologie et émotion artistique, le mouvement Mingei japonais
Au même moment, au Japon, une ambition similaire connait une destinée ascendante. La céramique artisanale a le vent en poupe et il faut immanquablement citer ici une première tentative très aboutie de donner corps à une collection céramique populaire traditionnelle dans le Japon des premières décennies du 20e siècle.
À l’origine de cet effort, évoquons le désormais célèbre critique d’art Yanagi Muneyoshi (1889-1961), dit aussi Yanagi Sôetsu, figure centrale de la revalorisation de l’artisanat en Asie de l’est. C’est un cri du cœur qui est à l’origine de sa passion pour le sujet. Sensible et humaniste, Yanagi est profondément choqué par le traitement que réserve le Japon à son voisin coréen et rédige en 1919 une série d’articles virulents (Kunik 2014) contre les violences de l’impérialisme nippon dans un grand quotidien national. Le Japon est alors la première puissance coloniale en Asie et, cette année-là, les exactions japonaises dans la Corée colonisée atteignent une ampleur sans précédent. Yanagi bénéficie déjà d’un lectorat important dans le monde des arts et parvient à donner naissance, au Japon, à un mouvement de sympathie pour la cause coréenne. C’est à cette occasion qu’il découvrira les arts populaires de ce pays et militera dès lors pour la création spécifique d’un musée d’art national populaire à Séoul, en opposition complète avec la politique d’assimilation culturelle menée alors par l’État japonais. Chez Yanagi, l’éloge de l’artisanat se fait activiste.
Le musée ouvert en 1924 en Corée, Yanagi délaissera sa spécialité première, celle de l’histoire de l’art occidental, pour s’intéresser aux arts populaires japonais. Se tournant vers un champ d’étude aussi peu considéré au Japon que ne le sont les «céramiques populaires et traditionnelles» d’Horace van Berchem à Genève, Yanagi donne naissance à un mouvement artistique et esthétique connu aujourd’hui sous le nom de «mingei», néologisme désignant les arts (gei) populaires (min). Le mouvement Mingei, originellement un mouvement esthétique prônant un retour à la simplicité de l’artisanat ancien, devient petit à petit le porte-parole d’une approche holiste de l’étude de la culture matérielle des sociétés humaines et se pose progressivement comme une voix d’opposition véritable à la machine ethnologique en terrain colonial, réductionniste et politiquement orientée.
Quant à elle, l’association qui soutient le mouvement Mingei permet, dans son activité quotidienne et dès le milieu des années 1920, de faire revivre des ateliers d’artisanat ancien moribonds avec un succès économique croissant, de créer des musées dans différents lieu de l’archipel et d’obtenir pour la production manufacturière des petites gens une reconnaissance remarquable dans le milieu formaliste des arts japonais.
Après la défaite militaire japonaise en 1945, le discours de Yanagi et de ses collaborateurs gagne en visibilité pour son approche sensible et pacifiste de l’étude de la matérialité humaine. À l’inverse, l’ethnologie universitaire japonaise, abondamment critiquée pour son engagement politique nationaliste sur le terrain colonial, perd de sa légitimité. Le mouvement Mingei, qui loue la beauté de la production manufacturière populaire des populations asiatiques, s’empare adroitement d’une niche scientifique laissée vide par l’anthropologie japonaise et influence considérablement le renouveau de l’anthropologie des arts et des techniques au Japon.
Du Japon à Genève
Tant sur le plan ethnologique que de par un intérêt véritable pour la céramique populaire, le rapprochement entre le MEG et le Japon en 1955, et l’échange de pièces qui en résulte, n’a donc rien de fortuit. Des années 1920 à son décès, Yanagi a abondamment publié une «théorie des arts populaires». Celle-ci, traduite vers l’anglais (Yanagi & Leach 1978) par le potier Bernard Leach (1887-1979) ou vers le catalan par des proches du cercle du peintre Joan Miro (1893-1983), se diffuse peu à peu en Europe. Or, l’influence de Yanagi est similaire dans les choix de collecte opérés par Horace van Berchem. L’art populaire, c’est ainsi que le décrit Yanagi, répond à des critères spécifiques : fonctionnalité, anonymat, solidité, sincérité notamment. Il faut que cet art soit vivant et toujours en usage, s’inscrive dans une relation traditionnelle à son milieu de production et réponde à des besoins humains, religieux ou séculiers, qui traduisent la nature humaine de la collectivité plutôt que l’expression individuelle de tel ou tel artiste. En somme, les fondements de la collection céramique van Berchem, résumés dans l’ouvrage de 1968, reflètent en tous points la théorie produite par l’intellectuel japonais. La sensibilité à ce type de production est également perceptible dans le journal de voyage de Claude Presset. Plus encore qu’une rare et complète collection de céramique populaire japonaise de type mingei au MEG, on retrouve dans l’entreprise d’Horace van Berchem et de ses collaborateurs une ambition similaire d’approcher les savoirs techniques avec une part d’humanité qui mérite d’être soulignée dans la constitution des collections ethnographiques du milieu du 20e siècle.
Bibliographie
- KUNIK Damien, 2014, «Yanagi Muneyoshi : Penser aux Coréens» in SOUYRI Pierre, Japon colonial 1880-1930, les voix de la dissension, Paris : Les Belles Lettres.
- PRESSET Claude, 2018, Terres de rencontres, Genève : L’Esprit de la Lettre.
- VAN BERCHEM Horace, 1968, Réhabilitation de la poterie populaire traditionnelle, Genève : Musée et Institut d’Ethnographie.
- YANAGI Muneyoshi & Bernard LEACH, 1978, The Unknown Craftsman : a Japanese Insight into Beauty, Tokyo: Kodansha International