Les objets Batak
Iris Terradura
Le plateau central de l’île de Sumatra en Indonésie est occupé par les populations Batak. Elles se divisent en plusieurs sous-groupes linguistiques, dont les Toba Batak qui constituent le plus grand groupe occupant les côtes du lac Toba. Dès le XVe siècle, l’île, son lac et ses ressources ont fait l’objet de convoitises auprès des gouvernements coloniaux, notamment ceux britannique et hollandais, qui souhaitaient s’emparer des richesses en camphre, benzène, caoutchouc et des épices. Mais aussi, les Européens étaient attirés par les cultures Batak qu’ils considéraient à la fois comme fascinantes pour leurs traditions littéraires et comme terrifiantes en raison de leur anthropophagie supposée. Au XIVe siècle, lors de son grand voyage, Marco Polo est passé par Sumatra. Il a décrit les populations de l’île comme féroces et cannibales, n’hésitant pas à sacrifier des humains pour l’exécution de rituels. Cette pensée perdure durant les siècles qui suivent jusqu’à être utilisée comme prétexte par les gouvernements coloniaux pour la colonisation à la fois des terres, mais aussi des esprits. En effet, dès le XVIIe siècle, des missionnaires protestants allemands et hollandais sont envoyés pour convertir les populations de l’île, plus précisément les communautés Batak non-musulmanes qui sont attachées à leurs traditions et à leurs coutumes. L’entreprise coloniale et les missions religieuses vont fonctionner de pair dans l’expansion géographique, économique, religieuse et culturelle de l’île. De manière à justifier l’entreprise coloniale et religieuse, ses acteurs pensaient que la christianisation apporterait la paix et ouvrirait la voie au développement d’une civilisation moderne. Les conversions se sont accompagnées de l’enlèvement et de la destruction de biens sacrés pour prouver l’abandon des croyances traditionnelles. C’est dans ce contexte que de nombreux Européens sur place sont parvenus à se procurer des objets de la culture batak, juste avant qu’elle ne disparaisse sous les effets du prosélytisme religieux. Si elle attisait les curiosités, c’est parce qu’elle était catégorisée par les occidentaux comme l’archétype de la culture de « L’Autre », exotique, primitive et sauvage.
Dans son exposition permanente, le MEG présente deux objets sacrés de la culture Toba Batak ; un bâton sculpté, tunggal panaluan en langue batak (ETHAS 013502) et un pot en céladon scellé par un bouchon en bois sculpté, dont le terme vernaculaire semblerait être perminangken (ETHAS 026784). Tous deux seraient chargés d’une substance appelée pupuk qui confère un pouvoir pour l’accomplissement de rituels et qui est considéré comme un protecteur du village.
Le pupuk et la présence de restes humains ?
Les deux objets sacrés constituaient les attributs fondamentaux des datu, les maîtres spirituels dans les communautés batak, qui s’en servaient lors de rites protecteurs ou offensifs. Pour la pratique de ces derniers, il était indispensable de consulter des pustaha, des manuscrits en écorce de roseau, dans lesquels les datu inscrivent divers type de formules incantatoires et des remèdes pour les maladies. La fabrication de la substance pupuk était inscrite dans les pustaha. Toutefois, il n’existe aujourd’hui qu’un nombre restreint de personne pouvant déchiffrer la littérature batak. Van der Tuuk, un linguiste hollandais s’étant expatrié à Sumatra au milieu du XIXe, est parvenu à traduire un pustaha qu’il a ensuite ramené en Europe. Un passage évoque une cérémonie sacrificielle (manumpa) qui permet de capturer l’esprit d’un être animé, lequel serait à la base du pouvoir du pupuk. Van der Tuuk décrit que du plomb doit être fondu en suivant des consignes précises et qu’il est ensuite versé « dans la bouche du singe, du chat… et dans la bouche d’un être humain sans dents. ». D'après une autre source, les restes humains et animaux seraient ensuite laissés en putréfaction avant d’en extraire un liquide, auquel sont ajoutées les cendres des restes incinérés et d’autres herbes. La substance est ensuite placée dans des pots hermétiques (comme le perminangken) afin d’être conservée pour les futures cérémonies. Des artefacts protecteurs comme les tunggal panaluan ou des grandes pierres sculptés, appelées pangulu balang, pouvaient également accueillir la substance pour en être chargés. Il convient de préciser ici que cette version est issue d’un seul pustaha et qu’étant la chasse gardée des datu de chaque village, le contenu de ces manuscrits pouvait varier considérablement. Cependant, de nombreux Occidentaux ayant écrit sur la culture batak au début du XXe siècle n’ont pas manqué d’évoquer cette cérémonie en mettant l’accent sur le sacrifice humain, de manière à la présenter sous son jour le plus sombre.
Sur les cartels d’exposition, il est précisé que les objets contiendraient en eux la substance pupuk, élaborée à partir « d’une bouillie d’adolescent enlevé et sacrifié afin que son esprit protège le village ». Cette version, décrivant l’enlèvement d’un enfant dans un village ennemi afin qu’il devienne le sujet sacrifié, a été relatée pour la première fois par Hermann von Rosenberg en 1888 et a été ensuite reprise, à quelques détails près, par ses successeurs (Warneck : 1909, O.Collet : 1925, et Winkler : 1925). Dans les archives du Musée d’ethnographie de Neuchâtel concernant les collections de Gustav Schneider, il a été conservé une lettre dans laquelle il explique les étapes de fabrication du tunggal panaluan. Il fait aussi mention de la version de H. Von Rosenberg pour l’élaboration du pupuk. Ainsi, les explorateurs, les militaires, les missionnaires et les administrateurs coloniaux ont perpétué cette version, notamment pour légitimer l’entreprise coloniale et la christianisaion en terres batak. Par ailleurs, certaines communautés batak, qui se sont servis de l’image de populations cannibales et sauvages qui leur avait été attribuée, ont également alimenté cette version pour repousser les intrus sur l’île.
Le tunggal panaluan, un emblème des villages Toba Batak
L’origine de la fabrication du bâton sacré est issue d’un mythe fondateur de la culture batak dont la morale porte sur la prohibition de l’inceste. La légende raconte que les deux enfants jumeaux d’un roi s’appelant Guru Hatimbulan commirent l’inceste. Dans leur fuite, ils se trouvèrent tous deux absorbés par un arbre aux pouvoirs surnaturels. Leur père fit appel à plusieurs datu pour les sauver, mais tous restèrent collés à l’arbre. Finalement, un dernier datu parvint à abattre l’arbre et tous les êtres qui étaient attachés se firent engloutir par l’arbre. Afin que l’événement soit commémoré et que les âmes retenues par l’arbre soient investies pour la fabrication d’un instrument rituel, le roi demanda qu’un bâton présentant les neuf visages soit sculpté dans l’arbre. Ce mythe s’inscrit dans la religion traditionnelle batak, animiste, respectant la croyance selon laquelle un esprit habite les êtres vivants, mais aussi des objets inanimés. Ainsi, le tunggal panaluan devient à la fois l’attribut principal des datu, qui en sont les créateurs, mais aussi le symbole de protection du village entier.
Très répandus dans les communautés batak, ces bâtons finement sculptés mesurant parfois presque deux mètres, ont attiré la curiosité des Occidentaux qui ont rapidement désiré s’en procurer. Gustav Schneider vend au MEG en 1931 un de ces bâtons qu’il collecte au printemps 1898 sur le plateau Toba, à proximité du lac. Zoologue et commerçant d’art, Schneider réalise plusieurs voyages à Sumatra par l’entremise de son père qui lui fait connaître des administrateurs coloniaux sur place. En effet, il publie en 1934 deux articles concernant son voyage entre 1897 et 1899 dédié à la collecte, dans lesquels il explique séjourner dans la plantation de la famille Dohrn à Surkanda. Elle constitue sa base depuis laquelle il envoie ses collections en Europe. Mais aussi, il explique établir le plan de son voyage auprès du docteur O. Henngler dans sa maison à Tebin Tinggi, une ville à l’est de Permantangsiantar depuis laquelle le zoologue débute son expédition vers les communautés batak se trouvant à l’intérieur des terres. Dans l’inventaire historique, Schneider précise qu’il a collecté le bâton au sein d’un village Toba Batak dans la localité de Nagori, mais aucun détail n’est transmis sur le village. En mai 1898, à Permantangsiantar, il parvient à se procurer une lettre de protection d’un haut-radja, le chef du village, qui lui permet de s’enfoncer d'avantage en direction du lac et des communautés batak encore non-assujettie au gouvernement colonial hollandais. Il est probable que, s’il réussit à obtenir cette lettre de protection, c’est parce que d’autres en ont déjà acquis, notamment des missionnaires allemands de la mission rhénane qui atteignent le lac en 1873. En 1898, l’occupation coloniale hollandaise s’intensifie avec l’introduction des Korte Verklaringen (déclarations succinctes) qui soumettent les chefs locaux à être des intermédiaires au commerce néerlandais. Ceci permet d’implanter le contrôle hollandais sur l’île et de combattre les opposants sous les ordres du roi Singamangaraja XII. Par ailleurs, la conversion des communautés batak à la religion chrétienne débute avec celle des datu et s’accompagne de la destruction des objets sacrés servant à l’accomplissement de rituels. Les autres habitants du village n’avaient pas d’autre choix que de se convertir également. Ainsi, c’est dans ce contexte de domination spirituelle et de rapport asymétrique des forces que Gustav Schneider put s’emparer de nombreux objets de la culture batak (la majeure partie de ses collections, qui comprennent plusieurs dizaines d’objets, sont conservées à Neuchâtel et à Bâle).
Mise en scène de l’arrivée de Gustav Schneider dans le village batak de Pomatang Bandar. En position assise, placé au centre et vêtu de vêtements semblables à ceux des colons, Gustav Schneider incarne ici l’imaginaire du scientifique européen parti seul explorer des régions dont les habitants sont considérés comme sauvages et isolés de la civilisation occidentale. Seul Radja Bandar, le chef du village, est nommé dans la légende. Les noms des autres figurants et leur présence ne sont pas mentionnés.
Le « pot à pupuk » et sa biographie silencieuse
Le deuxième artefact présenté dans les vitrines de l’exposition de référence contiendrait également la substance pupuk. Il s’agit d’un pot chinois en céladon qui est fermé avec un bouchon sculpté représentant un cavalier chevauchant un singa, un animal chimérique mélangeant des aspects du lion, du buffle d'eau et du cheval. Le singa est très caractéristique de l’art batak, il symbolise un intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts. En ce sens, la figure sculptée du singa peut laisser supposer la présence du pupuk à l’intérieur du pot. Néanmoins, le terme de « pot à pupuk » utilisé pour le cartel d’exposition qui affirme donc l’existence de la mixture mérite quelques explications. D’une part, cette appellation provient exclusivement du professeur Steinmann qui a documenté la pièce et sur laquelle il peut être émis une réserve. D’autre part, dans d’autres musées européens des cultures du monde, ce sont les termes de perminangken (littéralement : conteneur pour substance magique) ou guri-guri qui signifie « le récipient pour le pupuk », qui sont le plus utilisés pour nommer l’objet. Il s’agirait en effet d’un pot pour contenir des mixtures utilisées lors de cérémonies rituelles, mais il ne peut être affirmé que cette pièce ait été fabriquée dans le seul but d’accueillir le pupuk. Le pot, scellé, n'ayant jamais été ouvert, ne permet pas non plus une analyse de son contenu. Néanmoins, les différentes appellations de l’artefact laissent penser qu’il était certainement destiné à contenir diverses préparations pour les cérémonies.
Selon Ernest Ohly, le propriétaire de la Berkeley Galleries qui vend la pièce au musée en 1957, le pot en céladon daterait de l’époque Ming provinciale ou fin de la dynastie Song (960-1279). C’est d’ailleurs cette date qui a été retenue sur le cartel d’exposition pour décrire le vase (XIIIe siècle). Bien que cette information mérite d’être d'avantage documentée, des fouilles archéologiques qui ont lieu depuis plusieurs dizaines d’années sur l’île de Sumatra ont montré que celle-ci connaît un commerce avec la Chine via l’Asie du Sud-est depuis le VIIIe siècle. En outre, des fragments de céramique chinoise datant du XIe siècle ont été retrouvés. Le céladon et la céramique étaient très appréciés dans les îles du Sud en raison de leur beauté, mais aussi de leur praticité. En plus de leur longévité, ces matériaux ont capacité de contenir hermétiquement de l’eau, des aliments et diverses préparations. Ajouté au fait que cette pièce constitue un témoin des échanges et de la circulation des objets, elle dément l’imaginaire occidental qui s’est construit dans le courant du XVIIIe et XIXe siècles autour de Sumatra comme étant une île isolée du commerce, restée complètement sauvage, tout comme ses habitants.
Il n’est pas possible de retracer le parcours de l’objet avant qu’il n'arrive à la Berkeley Galleries, car aucune information relative à la période à laquelle la partie supérieure de la pièce aurait été sculptée, ou concernant le temps de son utilisation, n'est fournie dans les archives et les correspondances du musée. Nous savons que la galerie s’approvisionnait directement aux ports de Londres, lorsque les militaires, les administrateurs, les missionnaires et les explorateurs revenaient des régions colonisées par les britanniques. Mais aussi, elle achetait de nombreux objets sur le marché de l’art européen, qu’elle revendait ensuite lors d’expositions organisées au sein de l’établissement.
Conclusion
Damien Kunik, conservateur Asie
Le travail de recherche en provenance mené ici par Iris Terradura, stagiaire Master au MEG d'août 2022 à février 2023, a permis de rédiger avec précision le parcours biographique des objets de culture Toba Batak jusqu'ici considérés par le MEG comme contenant des restes humains. Ce travail de fond, dans les archives du musée et au delà, a révélé de nombreuses données méconnues ou déconsidérées jusqu'ici.
Comme dans le cas des objets himalayens présentés dans le même dossier, Iris Terradura a cherché à de nombreuses reprises à entrer en contact avec des représentants de la communauté Toba Batak. Celle-ci n'étant pas représentée en région genevoise, des tentatives ont été faites par le biais d'associations, d'organisations non gouvernementales et d'organisations internationales, pour lui soumettre l'étendue des données connues par le MEG et obtenir son consentement au sujet de l'exposition des objets mis en lumière ici. Les tentatives ont jusqu'ici échoué.
Conformément aux directives déontologiques du MEG sur l’exposition et la conservation d’objets dits sensibles, l'absence de consentement de représentants de la communauté devrait imposer au musée le retrait des objets des espaces d'exposition et leur invisibilisation sur les canaux de diffusion de l'institution. La décision de conserver ceux-ci dans les espaces d'exposition et sur internet est néanmoins maintenue pour les raisons suivantes.
La somme de ces travaux de recherche en provenance fait aujourd'hui comprendre que la présence de restes humains dans les objets concernés peut sérieusement être remise en question. Cette fascination pour le sordide et l'arriération de populations non occidentales s'inscrit dans le contexte de l'histoire coloniale du XIXe et du XXe siècle que le MEG œuvre activement à déconstruire. Par ailleurs et de manière plus intéressante encore, les objets de culture Toba Batak conservés par le MEG permettent de rédiger une contre-histoire fascinante à l'ancien récit que le musée en donnait. Plutôt que de présenter ces artefacts sous un jour macabre et très probablement mensonger, ils illustrent au contraire la vitalité de la culture Toba Batak et les échanges culturels et commerciaux que la communauté entretenait déjà avec le continent asiatique jusqu'au XIXe siècle. C'est donc sur cet aspect de l'histoire de ces artefacts que nous souhaitons dorénavant mettre l'accent.
La décision de poursuivre la présentation de ces objets peut en tout temps être à nouveau soumise à discussion avec toute personne, communauté ou institution ayant un lien culturel avéré avec les objets listés.
Bibliographie
Sources
- CH AVG, MEG 350.B.1/31 - Acquisitions d'objets : correspondance avec M. Ernest Ohly (Berkeley Galleries, Londres).
- L......t ., « Le pays des Battas et le Lac Toba dans l'île de Sumatra (Extrait des Rapports de la Société Rhénane des Missions — Cahier de juillet 1873.), In: Le Globe, Revue genevoise de géographie, tome 13, 1874. pp. 40-54.
- SCHNEIDER, G., « Aus dem Innern Sumatras. Expedition durch die battakergebiete», in : Schweizer illustrierte zeitung, n°45 / n° 46, Basel, 1924.
- —, lettre du 07 septembre 1939 adressée à T. Delachaux. Archives privées du MEN. Dossier sur les collections de Gustave Schneider, père et fils, inventorié par Yasmina Zian, automne 2022.
- —, lettre du 03 décembre 1900 adressée à C. Knapp, . Archives privées du MEN. Dossier sur les collections de Gustave Schneider, père et fils, inventorié par Yasmina Zian, automne 2022.
Littérature secondaire
- BARBIER-MUELLER, J.-P., « Une statue en pierre ‘Pangulubalang’ des Batak de Sumatra », publié par l’association des amis du musée Barbier-Müller, bulletin n° 22, Genève, 1984.
- CAPISTRANO-BAKER, F.H., Art of Island Southeast Asia: The Fred and Rita Richman Collection, The Metropolitan Museum of Art, New-York, 1994.
- GROSLIER, B.P., « La céramique chinoise en Asie du Sud-est : quelques points de méthodes », in : Archipel, vol. 21, 1981, pp. 93-121.
- JAMALUDIN S., Hasibuan, Art et culture /Seni Budaya Batak, P.T. Jayakarta Agung Offset, Jakarta, 1985.
- SIBETH, A., Batak. Kunst aus Sumatra, Museum für Völkerkunde Frankfurt am Main, 2000.
- SIREGAR, J., HETDY, S., HOLMES, R., « Structural analysis and didactic values of batak toba turi-turian sigale-gale and tunggal panaluan (case study of batak toba local wisdom) », in : International Journl of English and Literature and social sciences, 2020, pp. 1875-1882.
- VAN DER PUTTEN, J., ZOLLO, R., Ausstellungskatalog “Die Macht der Schrift: Die Manuskriptkultur der Toba-Batak aus Nord-Sumatra” / Exhibition Catalogue “The Power of Writing: The Manuscript Culture 29 of the Toba Batak from North Sumatra, Centre for the Study of Manuscript Cultures, Universität Hamburg, 2020.