Les objets sacrés himalayens
Iris Terradura
Le bouddhisme tibétain, appelé aussi bouddhisme tantrique ou ésotérique, se pratique de nos jours dans les régions autonomes du Tibet, mais aussi en Mongolie, au Bouthan, dans la région septentrionale du Népal et dans certaines régions en Inde. Au VIIe siècle, le bouddhisme se développe au Tibet et se construit autour des trois véhicules du bouddhisme, le Theravāda, le Mahāyāna et le Vajrayāna, un autre nom du bouddhisme tantrique. Celui-ci se manifeste à travers différents cultes, mais aussi par l’accomplissement de rituels, notamment ceux dansés. La danse permet de montrer la victoire du bouddhisme sur les démons. Certains objets sont indispensables à la célébration de ces rituels dansés, comme le tambour à deux calottes crâniennes, appelé thöd rnga (« tambour-crânien ») en tibétain. Le son produit par le tambour symbolise l’essence de la religion, représentée sous une forme intangible. Il fait partie des attributs des grandes divinités protectrices de la religion et caractérise aussi de nombreux maîtres religieux. Il est associé à des accessoires en os comme les kapala (« crâne » en sanskrit), des coupes rituelles fabriquées à partir d’une calotte crânienne. Un autre attribut de nombreux religieux et utilisé dans les rituels dansés du tantrisme est le rus rgyan, « rus » signifiant os et « rgyan » parure, ornement. Cependant, il a souvent été décrit dans la littérature occidentale comme un tablier tantrique, certainement parce que les collectionneurs n’étaient pas parvenus à acquérir la parure entière et n’en avaient d’ailleurs probablement pas connaissance. Ceci donne un aperçu de ce qu’était la collecte et la classification des objets extra-européens au cours du XIXe et XXe siècle. En outre, cette appellation continue d’être utilisée au MEG pour présenter cette partie du rus rgyan.
Le MEG conserve et expose dans la salle permanente des modèles de ces trois artefacts.
La provenance des restes humains
Il importe de souligner ici que ces trois artefacts sont fabriqués à partir d’ossements humains. L’usage de ces derniers permet de rappeler le principe bouddhique de l’impermanence universelle selon lequel rien n’est éternel et que tous les organismes vivants connaissent la mort. Les crânes et d’autres parties osseuses du corps sont recueillis dans les cimetières célestes. Bya gtor qui signifie littéralement « dispersé par les oiseaux » est une pratique funéraire qui consiste à déposer les cadavres humains au sommet d’une montagne (généralement un charnier (durto) est prévu à cet effet) pour qu’ils se décomposent à l’air libre ou pour qu’ils soient mangés par des vautours. Cette pratique est répandue au Tibet pour des raisons religieuses et pratiques. Le bouddhisme Vajrayāna enseigne la transmigration des esprits, le corps est considéré comme vidé de son esprit, il peut donc être débarrassé de la façon la plus généreuse possible, ici en nourrissant les espèces vivantes. Les sols des hauts plateaux du Tibet qui sont gelés et dégarnis de forêts ne permettent que difficilement l’enterrement des défunts, de même que l’absence d’arbre restreint la pratique de la crémation. De nombreuses sources affirment qu’après que la chair a été mangée ou décomposée, les os sont aussi broyés et donnés en pâture aux animaux. Cependant, il est assez fréquent que les os ne soient pas décomposés et restent sur le durto. Ainsi, dans ces cimetières à ciel ouvert, il est relativement aisé de recueillir divers ossements dans le but de fabriquer des instruments liturgiques. La pratique du bya gtor est très répandue et suit des rituels différents, cela peut expliquer pourquoi les sources se contredisent. En outre, il n’est pas possible de remonter aux propriétaires initiaux des ossements humains. Toujours est-il que dans les manuscrits religieux est préconisé l’usage d’ossements spécifiques pour certain objet de rituel. Pour le thöd-rnga, dit aussi damaru en sanskrit, afin que son pouvoir se révèle être efficace, il faudrait que les calottes proviennent d’un garçon de 16 ans et d’une fille de 12 ans. Le modèle conservé au MEG présente des calottes très petites, il se peut donc qu’il ait été fabriqué selon ces recommandations.
De Kalimpong au MEG
Un thöd-rnga (ETHMU 022364) a été donné par le docteur Edouard Wyss-Dunant. Il est aussi un alpiniste suisse reconnu ayant conduit deux expéditions en Himalaya en 1949 et 1952, au cours desquelles de nombreux objets ont été collectés et offerts au musée. C’est lors de cette première expédition qu’il acquiert le tambour. Plus précisément, dans le registre historique du musée est indiqué que l’alpiniste achète la pièce à un lama dans la ville de Kalimpong. Cette petite ville fait partie du Sikkim, une région de l’Himalaya qui a été rattaché à l’Inde en 1975, mais qui a conservé sa culture tibétaine. Il est fort probable que si cette ville fait partie de son expédition pour l’ascension de l’Everest, c’est parce que cette dernière est investie par les chanoines de l’abbaye de Saint-Maurice qui établissent solidement une mission évangélique en 1934. Avec le soutien financier de la Confédération et de la DDC (direction du développement et de la coopération), une église et plusieurs écoles (14 écoles en 1938) sont construites dans la ville de Kalimpong. L’objectif des missionnaires est d'évangéliser le plus d’âmes possibles et de s’avancer plus au Nord pour conquérir la ville sainte de Lhassa. E. Wyss-Dunant relate, dans un ouvrage, cette expédition à l’Himalaya au printemps 1949. Il mentionne brièvement la présence des chanoines de Saint-Maurice, mais également d'une école et de l’église construites par la mission écossaise. En outre, il explique s’être rendu dans le temple bouddhique de Kalimpong qui se situe entre les bâtiments des deux missions européennes. Il est envisageable que le lama lui ayant vendu ou légué le tambour habitait ce temple et qu’il se trouvait alors dans un contexte de domination spirituelle.
Le kapala du Ladakh
Un autre objet constitué d’une calotte crânienne, le kapala (ETHAS 038693), est également exposé dans l’exposition de référence. L’objet sert de récipient pour accueillir diverses préparations lors de rituels du bouddhisme tibétain. Pour ce faire, le creux de la calotte est recouvert d’une couche de métal, le plus souvent il s’agit d’argent. Dans le tantrisme existe l’idée que l’esprit du défunt est incarné par la présence de l’os et que l’âme charge l’artefact d’un pouvoir surnaturel pour la célébration de rituels. Fausto Doro et Araxi Garabedian vendent au musée l’objet en 1976. Ils le collectent un an auparavant lors d’un voyage au Ladakh, un district appartenant à l’Inde, mais de culture tibétaine. La région souffre de précarité en raison de sa dépendance économique à l’Inde, mais aussi à cause des mauvais rendements agricoles engendrés par des conditions climatiques désastreuses. Par ailleurs, depuis les années 60, la région connaît une expansion de l’Islam et un détachement progressif des croyances tantriques. En 1975, avec l’accord de l’union indienne, le Ladakh décide de s’ouvrir au tourisme pour pallier quelque peu à la pauvreté. Sur la fiche d’inventaire datant de 1976, rien n’est transmis concernant le lieu précis de la collecte ou le propriétaire initial. Néanmoins, en regard du contexte économique, religieux et culturel qui bouscule la région à cette époque, il est possible que la personne propriétaire ait cédé la pièce en raison de sa situation financière précaire ou alors parce qu’elle traversait une période de changement dans ses croyances. Sur cette même fiche, il est précisé que la pièce est ancienne et aurait été réalisée au 19e siècle. Cette information est rapportée par les deux voyageurs et il est compliqué d’affirmer sa véracité, mais il importe ici de souligner que c’est probablement en raison de son ancienneté, de l’usage d’un crâne humain pour sa fabrication et de son caractère sacré que la pièce a été achetée par le musée.
Le rus rgyan et son acquisition issue d’un contexte colonial
Le troisième artefact exposé au MEG fait l’objet d’une provenance d'avantage problématique que pour les deux autres pièces présentées ci-dessus. En effet, dans les archives des dossiers d’acquisitions du musée, est conservé un catalogue d’exposition de la Berkeley Galleries, à laquelle le musée achète l’objet en 1956. Dans le catalogue, dédié à une exposition et à la vente de « l’art mystique de l’ancien Tibet », figure une photographie d’un rus rgyan. Après avoir consulté les correspondances entre le musée et Ernest Ohly, nous savons qu’il s’agit du tablier montré actuellement dans la salle permanente (ETHAS 025404). Mais surtout, sur la première page de ce petit livret est inscrit : « From collection of members of the Younghusband Expedition to Lhasa, 1903 ». Cette mention constituait un moyen important de prouver l’authenticité des objets destinés à être vendus, puisque l’expédition avait été largement médiatisée et avait fait l’objet de controverses auprès de l’opinion publique britannique. Désormais, cette note permet d’identifier le contexte historique dans lequel l’objet a été acquis.
L’expédition militaire dirigée par le lieutenant-colonel Younghusband est caractérisée non seulement par le massacre de milliers de tibétains qui se sont battus pour leur indépendance – la partie sud du Tibet était la seule région de l’Himalaya non soumise à l’empire britannique et elle se trouvait sur les routes commerciales principales établies par l’empire– mais elle marque aussi de lourds bouleversements culturels en raison d’une collecte massive de tout objet étant considéré par les occupants britanniques comme représentatifs du bouddhisme tibétain. Les hauts dirigeants de l’expédition L.A. Waddell et D. Macdonald ont été mandatés par des institutions muséales comme le British Museum et la bibliothèque bodléienne – qui cherchaient à compléter leurs bibliothèques lacunaires en littérature bouddhique – pour collecter des manuscrits et des livres de la religion bouddhiste. La collecte, dite officielle, s’est accompagnée d’une collecte non officielle qui toutes deux ont saccagé les monastères et les dzong (des forts faisant office de centre culturel, politique, économique et religieux). Les troupes militaires y passaient en s’emparant des biens culturels abandonnés des populations qui fuyaient. Lors de la prise de la forteresse de Gyantsé, L.A. Waddell explique avoir vu des lamas être heureux de céder leur patrimoine contre quelques pièces, car ils n’avaient jamais obtenu autant d’argent auparavant. Il ajoute que cet échange leur était bénéfique. Cette collecte s’inscrit pleinement dans l’imaginaire de supériorité coloniale qui pensait avoir un rôle protecteur en « sécurisant » ce patrimoine tibétain, mais qui en fait était motivé par l’expansion géographique et la volonté de posséder un savoir hégémonique. Ainsi, il est certain que le rus rgyan, comme de nombreux autres objets sacrés tantriques, ont été collectés dans un rapport de forces asymétriques inscrit au sein de ce contexte colonial.
Conclusion
Damien Kunik, conservateur Asie
Le travail de recherche en provenance mené ici par Iris Terradura, stagiaire Master au MEG d'août 2022 à février 2023, a non seulement permis de rédiger avec précision le parcours biographique des restes humains himalayens conservés dans les collection du musée, mais a également donné l'opportunité à notre institution de prendre contact avec le monastère Shedrub Choekhor Ling, situé sur le Mont Salève à quelques kilomètres de Genève, et de s'entretenir avec le lama Tensin Gonpo et l’administrateur de l’association Sangha sur Salève en date du 8 février 2023.
Le monastère, fondé en 2010, a été inauguré par Sa Sainteté le 14e Dalaï Lama le 12 août 2011. Il est affilié à l’université monastique Drepung Gomang, sise à Mundgod, Karnataka, Inde, elle-même issue du monastère du même nom fondé à Lhassa, Tibet en 1416. Les liens régionaux tissés avec la communauté bouddhique tibétaine par l'intermédiaire de ce temple offrent également une ligne directe avec les hautes instances de ce courant religieux.
Le but de l'entretien était de déterminer, conformément aux directives déontologiques du MEG sur l’exposition et la conservation d’objets dits sensibles, si les objets liturgiques et instruments de musique himalayens composés d’ossements humains et conservés par lui pouvaient être présentés publiquement ou si ceux-ci devaient être retirés des espaces d’exposition et rendus invisibles sur ses canaux de diffusion. L'entier des travaux de recherche en provenance menés par Iris Terradura ont été soumis au monastère à cette occasion pour les informer des données connues par le MEG.
À l’issue de cette consultation, il a été déterminé que l’exposition publique des artefacts mis en lumière ici, et leur représentation sur les canaux de diffusion du MEG, ne pose aucun problème au monastère Shedrub Choekhor Ling dans la mesure où les objets sont présentés dans le respect de la tradition culturelle et religieuse du bouddhisme.
La décision de poursuivre la présentation de ces objets peut en tout temps être à nouveau soumise à discussion, avec le temple Shedrub Choekhor Ling autant qu’avec toute personne, communauté ou institution ayant un lien culturel avec les objets listés.
Bibliographie
- CH AVG, MEG 350.B.1/31 - Acquisitions d'objets : correspondance avec M. Ernest Ohly (Berkeley Galleries, Londres).
- CARRNGTON, M. «Gentlemen and Thieves : The looting of monasteries during the 1903/4 Younghusband mission to Tibet », Modern Asian Studies, vol. 37, 2003, pp. 81-109.
- DOLLFUS, P. Chapitre 3 : Le bouddhisme tibétain au Ladakh In : Lieu de neige et de genévriers : Organisation sociale et religieuse des communautés bouddhistes du Ladakh, CNRS Éditions, Paris, 2005.
- HELFFER, M. « Chapitre Χ. Le tambour damaru/cang-te’u », In : Mchod-rol : Les instruments de la musique tibétaine [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1994.
- LOGAN, P., « Survival and evolution of sky burial practices », 2021, URL : Survival and Evolution of Sky Burial Practices in Tibetan Areas of China (pamela-logan.com).
- WATERFIELD, H., KING, J.C.H., Provenance twelve collectors of ethnographic art in England 1760-1990, Somogy éditions d’art, Paris, 2006.
- WADDELL, L.A., Lhasa and its mysteries, John Murray, Londres, 1905.
- WYSS-DUNANT, Ed., Forêts et cimes himalayennes, collection Alpine, Lausanne, 1949.